Je suis au Québec pour fêter des anniversaires.
Alors j’ai pensé cuisiner des gâteaux.
Puis non.
Je viens de Lorraine où les gâteaux sont des « Madeleines ».
Selon les croyances, l’une ou l’autre cuisinière meusienne, plus ou moins prénommée Madeleine, aurait conçu dans la précipitation cette manière de pâtisserie, jetant au four une boule de pâte posée sur une coquille Saint-Jacques.
Circuit court, zéro déchet, tout le monde d’accord.
Certains diront de ce gâteau qu’il est un gâteau raté
Personne pour lui séparer la face du profil
Si cette pâte mal agencée devait – dieu sait comment
Se maintenir sur une table
Seul un centre d’inertie douteux déciderait de sa base
Certains se demandent à raison : une telle couque est-elle faite pour l’inertie ?
N’entre-t-elle pas de facto dans le champ du mobile ?
Ils penseront : c’est un gâteau à bascule
Erigé pour le pivot
Parangon de l’instable
Limite révolutionnaire
D’autres opposeront : cette boursouflure ne peut-être qu’un sommet
Déséquilibré, mal centré, hasardeux, c’est certain
Mais aussi : volonté de verticalité sur l’horizon
Ce gâteau imprécis, gonflé au petit bonheur dans un coquillage de récup, matérialise l’indécision,
Amalgame les contradictions, dont la première est la réussite dans le ratage
La madeleine, irréductible oxymore
Sous sa bosse menace la tentative de l’objet de s’échapper à lui-même
Formidable tension de ce protubérant téton
qui contient toutes les révoltes, les affranchissements, les évasions, les indépendances, les affirmations souhaitables ou refoulé.e.s
Feu le philosophe Jean-Paul Curnier : « Dans le peuple, l’envie de fuir le peuple a toujours existé ».
La madeleine s’extrait d’elle-même, recherche le dépassement de soi, contemporaine.
Cet abcès de peuple passé au four écrit son nom
– car la madeleine lorraine, malgré sa genèse foutraque, mérite sa nomenclature –
Cette cloque, donc, qui ne demande qu’a péter, signe : la boulotte
Déf. : « Turgescence qui, dans sa désignation-même, témoigne de la réussite ou du ratage du gâteau, obtenue à la faveur d’un coup de chaud habilement déclenché au moment opportun, afin de provoquer le désordre escompté ».
Voyons-y une tentative de fuite provoquée par un coup de chaud
Voyons-y un petit tertre de pâte arrondi issu de Lorraine
Voyons-y l’annonce de ces lieux de rassemblement publics que les urbanistes n’ont pas encore nommés « tiers-lieux libertaires »
La madeleine par sa boulotte annonce le rond-point lorrain
Remblais de rassemblement par coup de chaud
des sans dents qui s’y gèlent en gilets
Action de débordement, la boulotte est encore ce cocon
Une coupole de résistance après le grand effondrement
Le refuge des amis que l’on aura su conserver
Pour continuer à partager
L’amour des choses rondes
Et molles et dures ou molles ou dures
Mettons : mi-molles mi-dures
C’est imprécis, encore une fois, à qui le doit-on ?
A la Madeleine, son sorbitol qui force le moelleux
Au sucre trimoline qui est un sucre inverti
Si bien qu’après la fin des fins
Dedans notre cocon entre amis
Plutôt que de dire « oh, quel inverti sucré »
On pourra dire à la place, « mais quelle belle trimoline molle »
Comme le suggérait en période d’effondrement
Un poète au sud de la Lorraine
Car on voit bien tout le danger contenu dans ce gâteau à bascule
Une brioche ouverte à toutes les directions
Girouette moelleuse qui changera de cap à tout vent
Pour vous indiquer toute vérité du moment
S’efforçant de rejoindre le plus grand sens commun
Pour se féliciter de n’y être pas arrivé.
De ce gâteau
De cette madeleine
Où voit-on le dominant dominer la mie dominée ?
Bertrand Pérignon, 10 mars 2020
Texte écrit à l’occasion du 20e anniversaire de Rhizome et lu lors d’une soirée du Festival Dans ta tête au Café Cléopâtre, le mardi 10 mars 2020, avec distribution de madeleines de Commercy (les seules authentiques) dans le public.