Texte tiré d’une série imaginée pour le 20e anniversaire de Rhizome et intitulée Suis-je seul·e quand j’écris? ╱ Neuf artistes et écrivain·e·s ayant collaboré avec Rhizome en disent plus sur leur expérience de création en arts littéraires. Nicolas Tardy a participé à la première édition de la résidence croisée Nantes / Québec, en 2017, avec Chantal Neveu, pour l’écriture à quatre mains de Dans l’architecture.
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Quand on écrit, on ne mène pas une petite affaire privée.
Gilles Deleuze
Tous reliés au reste du monde — avec des influences, plus ou moins conscientes, autour de soi; et le poids de l’Histoire des arts.
La mienne a commencé (fin du collège) par une fiche de lecture sur un livre de poche illustré consacré à Picasso. Choc de cet autre regard — donné en partage — sur le monde. Les images d’art (classique) entrevues jusqu’alors ne m’apparaissaient que comme des traces du passé et je ne percevais la littérature (de genres) que comme une forme d’évasion. J’enchaînais alors les découvertes au gré d’explorations livresques de l’art du XXe S. (et dans une moindre mesure des précédents), délaissant tout autre type de lecture.
Décennie suivante (début des 90’s) : Mulhouse; étudiant en art. Cours d’Histoire des Idées. Yves Tenret (écrivain) nous demande de faire un exposé sur un mouvement artistique, les liste. Parmi eux : le lettrisme — qui m’était inconnu. Je le choisis et découvre par capillarité, la poésie sonore, la poésie concrète et visuelle. Un pan entier de la création qui se greffe sur mes récentes découvertes de l’Art Conceptuel et Fluxus. Point commun entre tous : le langage. Le catalogue Poésure et Peintrie : d’un art, l’autre devient mon livre de chevet. Je commence à produire des collages de mots et images issus de magazines. Patricia Brignone (critique d’art) me montre quelques cartes postales reçues de Stéphane Bérard (artiste/poète) associant mise en scène photographique de style amateur à une légende Parodic’ (je reprends le terme à Arnaud Labelle-Rojoux, artiste-écrivain-performeur, pour qui je changerai ensuite d’école). J’envoie un collage à Bérard. Il me donne les coordonnées d’un fanzine de poésie visuelle. J’y participe, y trouve des adresses de poètes, leur envoie mes collages. Boule de neige. Je plonge dans le mail art — intensément (environs 3 ans). Toute ma production textuelle circule alors ainsi. Parallèlement, je développais un travail de courtes performances en auto-filmage.
Paris. Interruption des études. Je sers la France. Visite et revisite les expositions Kurt Schwitters et Hors Limites, L’art et la vie 1952-1994 (Beaubourg). Rencontre plusieurs destinataires de mes collages (Christophe Tarkos; Hubert Lucot; Bernard Heidsieck; Nathalie Quintane; Bérard…). Pas de doute, je n’étais vraiment pas seul.
Je retourne à mes études et en province. Je crée avec ma compagne, Caroline Scherb, une première micro-revue (une deuxième suivra). Progressivement, les images (anecdotiques) disparaîtront des collages. S’élargit le réseau d’échange avec des poètes, quelques artistes. Pas de doute, je suis encore moins seul. Je rencontrerai la plupart d’entre eux dans les années qui suivent : Julien Blaine; Joël Hubaut; L’épongistes (Robic et Roesz); Jean-Pierre Bobillot; Lucien Suel; Charles Dreyfus; Julien d’Abrigeon; Olivier Domerg…
M’étant rapproché géographiquement (Avignon) de ce dernier — ex étudiant en Lettres Modernes — il me fait découvrir le versant livresque de la poésie contemporaine (principalement française), notamment via les revues où je découvris des autrices françaises contemporaines qui commençaient à être enfin présentes (outre Quintane, Michèle Métail était la seule que j’avais alors croisée lors de mes lectures). Incompréhension face aux tendances «lyriques», mais grand intérêt pour les écritures du montage (Vannina Maestri; Véronique Pittolo; Véronique Vassiliou (avec qui je codirigerai une revue en ligne quelques années plus tard); Olivier Cadiot; Cécile Mainardi…), les écritures de l’articulation écrit/oral (Christian Prigent; Katalin Molnár; Jean-Pierre Verheggen…). Effet boule de neige. Je lis aussi quelques poètes français des siècles passés (choc de Lautréamont), des modernes (choc de Ponge), quelques américains (choc de Burroughs)… Je ne pratique plus le mail art (qui peine à se renouveler). L’ordinateur me permet d’unifier mes prélèvements de texte et d’ajouter mes mots. Je corresponds encore avec certains auteurs. Des revues acceptent mes textes.
Nous nous installons à Marseille (encore étudiants). Je passe des heures à la bibliothèque du cipM (centre internationale de poésie Marseille). J’assiste à des lectures et performances. J’écris de plus en plus. J’arrête les auto-filmages. Mon rapport au corporel migre vers la pratique de la lecture publique. Je finis mes études d’art et enchaîne sur une année d’études en multimédia.
Aujourd’hui, je n’écris pas seul, j’ai cette double histoire en moi — littéraire et visuelle.
Je suis persuadé que mon rapport à la circulation du rythme et du sens dans mes textes doit autant au all-over pollockien qu’au cut-up burroughsien.
Les mots sont pour moi des briques manipulables. C’est autant héritage de la poésie concrète que des Compléments de noms de Michèle Métail. L’usage du traitement de texte accentue cette dimension de manipulation.
Mes textes peuvent n’être que du montage. C’est autant l’influence des écrits situationnistes que celle de Denis Roche ou de Vannina Maestri.
Mes textes ne sont pas plus intéressants parce que j’utilise un matériel émanant de moi ou prélevé. C’est ce que je fais avec qui compte. C’est autant l’influence de Rauschenberg que celle de Burroughs.
Je fais beaucoup usage de la ponctuation. C’est autant l’influence de l’écriture de Hubert Lucot que la pratique du montage vidéo ou l’écoute de certaines musiques.
Si je varie les supports (papier ou électronique) et les modes d’écriture c’est autant l’influence du travail protéiforme de Lucien Suel que celle de Bruce Nauman ou Martin Kippenberger. Cela bouscule mes habitudes et me permet de proposer différentes expériences de lecture. Ce dernier point est aussi influencé par l’histoire du livre d’artiste.
Si j’ai expérimenté l’écriture sur Twitter, c’est autant influencé par ma connaissance des écritures à contraintes que par mon ancienne pratique du mail-art.
Si j’ai une approche du langage souvent qualifiée de littérale, c’est autant lié à mes lectures de Jean-Marie Gleize ou d’Emmanuel Hocquard, qu’à ma connaissance des ready-mades duchampiens et leurs descendances.
Avec le temps, j’ai constaté (on a toujours du mal à voir ce que l’on a sous les yeux) que la question de la représentation était ce qui traversait mes écrits. Sachant d’où je viens, on peut comprendre pourquoi.
Je n’écris pas seul; je fais parfois usage d’images (fixes ou animées) faites par d’autres qui filtrent le réel pour moi. Partant de cela, je peux produire des novélisations ou des ekphrasis, intégrés ou non dans un ensemble plus vaste.
Je ne publie pas toujours seul. J’ai réalisé des éditions en collaboration avec Élisabeth Mercier; Frédérique Loutz; Claude Horstmann; Leïla Brett — 4 plasticiennes aux approches très différentes — où nous avons cherché une articulation singulière entre le texte et le visuel, fuyant l’illustratif (il ne s’agit pas de redire ce que l’on montre, ou inversement).
Je ne lis — publiquement — pas seul. Je prends en compte mon corps dans l’espace de lecture, le contexte du lieu, la durée de ma lecture, ses conditions techniques. C’est autant l’influence des auto-filmages de Nauman, que des lectures-actions de Heidsieck.
Je ne lis parfois littéralement pas seul — mais en duo avec des musiciens (Arnaud Mirland; Sophie Agnel; Corentin Coupé; Clara de Asis…). Il s’agit alors pour moi d’un tressage entre voix et musique. N’étant pas musicien, je vois le son comme une matière à couper, à placer en premier ou arrière-plan. Que j’ai été formé pour les arts visuels n’est forcément pas étranger à cette perception.
Et puis — grâce à Rhizome — j’ai fait l’expérience en 2017 de littéralement ne pas écrire seul. Avec Chantal Neveu, nous avons écrit à quatre mains Dans l’architecture, véritable expérience d’osmose où nos formes d’écriture (majoritairement le vers court pour elle, la prose très ponctuée pour moi) ont fini par migrer chez l’un et l’autre, jusqu’à ne plus savoir qui a écrit quoi et se reconnaître chacun pleinement dans ce texte.
Depuis, j’ai écrit (entre autres) deux livres en vers. Je ne les écrivais pas seul; j’écrivais avec le souvenir de cette expérience.
Nicolas Tardy