Texte tiré d’une série imaginée pour le 20e anniversaire de Rhizome et intitulée Suis-je seul·e quand j’écris? ╱ Neuf artistes et écrivain·e·s ayant collaboré avec Rhizome en disent plus sur leur expérience de création en arts littéraires. Mathieu Arsenault était un invité du 2Øᵉ de Rhizome à Québec le 12 mars 2020, puis du 2Øᵉ de Rhizome à Montréal le 26 mars (qui aura été partie remise finalement). 

C’est très étrange ce que la préparation de La vie littéraire avec Christian Lapointe a pu faire sur moi. En matière de jeu, je pars de loin. J’ai toujours été timide, anxieux en public, effacé. J’ai lu un de mes textes pour la première fois en public à 22 ans parce qu’on m’avait obligé après avoir remporté un deuxième prix en deuxième année d’université, et la deuxième fois à 28 ans. Je lisais mal et vite, le plus vite possible, faute de savoir quoi faire. J’ai lu vite et mal la troisième fois, et la quatrième fois aussi. Mais cette fois-là, le reste de la soirée était tellement ennuyant qu’il s’est passé quelque chose dans la salle. Suffisamment de gens ont écouté le texte pour faire taire le bar. À 32 ans j’ai fait du slam quand le slam est arrivé à Montréal. Je me suis forcé à apprendre mes textes par cœur. Et à force de les répéter pour me les rentrer dans la tête, les phrases que j’avais écrites m’ont indiqué comment elles souhaitaient être rythmées. La vitesse et la recherche de rythme qui me guident quand je travaille, ça ne vaut rien pour la scène. C’est de la vitesse et du rythme silencieux. J’ai commencé à comprendre ça cette fois-là. Pour lire mes textes, il fallait que je reparte de zéro, je commençais une autre activité artistique. La scène de slam était parfaite pour les textes que j’avais écrits pour Vu d’ici. J’ai été invité à lire dans des endroits étranges. Dans une tente de l’ATSA une fois, une sorte de cafétéria pour les itinérants du centre-ville. Juste avant moi, un conteur s’est fait détruire par les itinérants. Le monde lui criait après. Une madame est montée sur scène, lui a arraché le micro des mains pour répéter « suce-moi à plotte suce-moi à plotte ». Personne ne voulait être là. Il aurait fallu des humoristes, pas un line-up pour Maison de la culture. J’ai commencé ma lecture en disant « inquiétez-vous pas, ce sera pas long ». Mon texte durait 4 minutes, je l’ai lu en 2. Après, un monsieur a échappé son bas mouillé dans la fournaise. Elle s’est étouffée puis on a entendu claclaclaclac, puis de la fumée noire en est sortie et la fournaise est repartie. Après ce soir-là, je n’ai plus jamais été stressé de lire nulle part. Dans un événement appelé Le cabaret de la chatte noire, le public était venu pour être diverti. Ils ont humilié Jonathan Lamy et sa poésie de chants de gorge. Danny Plourde a fait une crise, il a lancé son harmonica dans la foule. Bertrand Laverdure a essayé de les prendre de court en sabotant sa lecture. Moi sur scène, je me suis fermé à tout, j’ai eu une relation avec ma feuille uniquement. Je n’ai laissé rentrer personne dans notre intimité à la feuille et moi. J’ai fait des dizaines de lectures dans des bars où tout le monde était saoul, sur le bord de déraper. J’ai appris à choisir les textes avec les images frappantes, à laisser les propos plus fins derrière, à puncher quand il faut puncher, à souligner à gros trait les moments importants pour rappeler au public que dans le texte que je suis en train de lire pour lui, même s’il est plein de feux d’artifice, il dit une chose et une seule chose. Quand je souligne bien, la troisième grosse bière a l’impression que c’est par elle-même qu’elle a compris que je parlais de la même chose depuis le début. Alors la troisième bière se trouve intelligente et elle aime mon texte. Après des dizaines de fois dans les bars, j’ai lu dans une maison de la culture. Personne n’avait bu, personne n’était dissipé. J’ai lu comme si je répétais « écoutez-moi écoutez-moi » à un public qui écoutait déjà. J’en suis resté traumatisé. Et puis quand j’ai vu l’adaptation de Vu d’ici de Christian Lapointe, j’ai été marqué par ce que Jocelyn Pelletier arrivait à faire. Il performait certains de mes textes sans donner des coups de poing dans la face du public. Il faisait des pauses comme pour dire « c’est grave ce que je suis en train de dire », et tout le monde était d’accord. Pas besoin de feux d’artifice à toutes les dix secondes dans un théâtre. C’est ça qui me manquait, c’est ça que je voulais. J’y suis arrivé assez rapidement avec les ateliers que Christian Lapointe a généreusement adaptés pour mes capacités. Il ne s’agissait jamais de faire de la psychologie, de se rappeler des émotions pour les imiter. Il se concentrait sur la voix. Aujourd’hui chaque nouveau bout de phrase est une nouvelle idée qui vient d’apparaître et chaque nouvelle idée est meilleure que la précédente. Aujourd’hui, on fait la madame sur son balcon qui crie à sa voisine de l’autre côté de la rue, et elle crie juste pour passer par-dessus le bruit de la circulation, et le jeu c’est de faire apparaître la circulation dans la voix. Aujourd’hui on baisse la voix, baisse la voix, baisse la voix, baisse baisse baisse. Rien de plus dans les exercices. On s’est même pas rendus à dire « je » quand on dit « tu » ou à « se pardonner » ou à la plaidoirie au tribunal. Nous en avons fait le plus possible en dix jours d’ateliers.

À la fin du workshop, les employés de la Maison de la littérature sont venus assister à une répétition. J’ai vu Erika Soucy arriver et s’installer. Je suis resté à l’écart pour répéter mon texte. Puis quand le show a commencé, j’ai perdu tout le monde dans l’éclairage. À un moment, je parle de Vickie dans le monologue: « … j’ai vingt-quatre ans et je pense à vickie gendreau qui avait le même âge quand elle est morte et je ne peux que rester sur le rivage… » J’ai senti des émotions arriver. D’une intensité paniquante. Ça ne s’était jamais produit à ce moment-là. Je me suis battu pour garder le contrôle. Sur scène, c’était facile à performer, je n’avais qu’à me concentrer à tuer tout ce qui sortait et à ne pas perdre le fil du texte. Quand la performance s’est terminée, les lumières se sont éteintes et j’ai revu Erika dans la première rangée, je n’y avais pas repensé et j’ai compris alors que cette partie du texte s’adressait à elle. Elle était la première spectatrice qui avait bien connu Vickie et quelque chose à l’intérieur de moi s’est adressé à elle pendant que moi, toute ma concentration, tout mon corps, étaient réquisitionnés par la performance, par la peur du blanc de mémoire seul sur scène, la peur de perdre le fil et de ne pas pouvoir le retrouver parce que la panique serait trop grande et bloquerait les pensées. Cette chose s’est reproduite à quelques reprises ensuite. J’ai beaucoup médité là-dessus. Mon prochain livre, je l’ai fait pour essayer de comprendre ce phénomène. Sur scène, je suis encore aussi timide, anxieux, effacé. C’est nécessaire pour qu’autre chose que moi se produise. Pour qu’on voie plus que moi en train de lire. Je dois m’effacer pour que vickie et les choses qui se sont réfugiées en moi pour ne pas disparaître puissent remonter. On peut baisser la voix jusqu’à ce qu’elle ne nous appartienne plus, l’avoir si basse qu’elle attrape des râlements d’émotion indéterminée.

Mathieu Arsenault